26/05/2015

Taffetas*


Le 26 mars 2014, les embouteillages à Bruxelles, capitale de l'Union Européenne et
une des villes les plus encombrées, furent pire que d'habitude. Plusieurs routes
importantes furent bloquées en raison de la présence de Barack Obama, qui nous a
rendu visite pour une journée accompagné d'une équipe impressionnante de 900
personnes. Dans la déclaration finale de ce sommet Europe / Etats-Unis, le premier
point parmi 33 fait état d'une décision politique susceptible d'affecter les vies
de 800 millions de citoyens Etats-Uniens et Européens : 
 

« Nous nous efforçons de créer des emplois et une croissance durable par des 
politiques économiques raisonnables. Nous cherchons à obtenir un partenariat 
historique sur le commerce et l'investissement transatlantiques afin d'assurer 
notre prospérité commune ... » Par la suite, la déclaration stipule : « Les 
Etats-Unis et l'Union Européenne continuent de partager les mêmes objectifs. Ces 
objectifs incluent l'élargissement de l'accès à nos marchés respectifs des biens, 
services, investissements et achats ; l'extension de la compatibilité de nos 
régimes de réglementation tout en maintenant de hauts niveaux de protection 
sanitaire, sécuritaire, sociale et environnementale. » 
 

Le Partenariat Transatlantique sur le Commerce et l'Investissement (PTCI, TTIP en 
anglais), également connu sous le nom de Grand Marché Transatlantique (GMT, TAFTA 
en anglais), est un accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l'Union 
Européenne, qui est en cours de négociation et qui devrait être finalisé en 2015. 
Cet accord de libre-échange a été impulsé en particulier par des lobbys puissants 
comme le Conseil Economique Transatlantique (CET, TABC en anglais). Selon son site 
Internet, ce dernier est une « association commerciale intersectorielle qui 
représente plus de 70 multinationales dont les sièges se trouvent aux Etats-Unis et 
dans l'Union Européenne. » Ce Conseil Economique Transatlantique peut paraître peu
familier au grand public, mais les noms de ses membres sont plus connus : 
Philip Morris International Inc., Total S.A., Ford Motor Company, Siemens...
pas besoin de lire Karl Marx pour devenir sceptique à propos de ce genre 
d'initiative. Adam Smith, le héros des libres-échangistes, nous a mis en garde dès 
1776 dans « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations »
sur les lois écrites par « les marchands et les maîtres manufacturiers » : 
 

« La proposition de n'importe quelle nouvelle loi ou réglementation du commerce qui 
provient de cette classe sociale, devrait toujours être écoutée avec la plus grande 
précaution et ne devrait jamais être adoptée qu'après un long et soigneux examen, 
effectué non seulement avec la plus grande attention mais avec méfiance. Elle 
provient d'une classe sociale dont l'intérêt n'est jamais exactement le même que 
celui du public, qui a généralement intérêt à tromper et même à opprimer le public, 
et qui a en conséquence à la fois trompé et opprimé le public en maintes occasions. » 
 

D'abord, pourquoi avons-nous besoin d'un accord de libre-échange entre les Etats-
Unis et l'Union Européenne ? Les droits de douane sont déjà réduits entre eux, en
particulier à cause de l'appartenance de longue date des deux zones économiques à
l'Organisation Mondiale du Commerce. 
 

En fait, le Grand Marché Transatlantique est plus qu'un accord de libre-échange, 
ainsi que le think tank Conseil Economique Transatlantique l'a écrit sur son site 
Internet en février 2014 : « Il ira au-delà de l'approche classique qui consiste à 
supprimer les droits de douane et à ouvrir les marchés des investissements, des 
services et des achats publics ; une composante essentielle vise à rendre plus 
compatibles les réglementations et les normes techniques des Etats-Unis et de
l'Union Européenne. » Réellement, le Grand Marché Transatlantique ira au-delà de la 
suppression des droits de douane. Voici venir l'acronyme les plus important de
cette histoire : RDIE (ISDS en anglais). 
 

RDIE signifie « Règlement des Différends entre Investisseurs et Etats. » Il accorde 
aux investisseurs étrangers le droit d'avoir accès à un tribunal international
contre le gouvernement d'un pays d’accueil s'ils pensent que ce gouvernement manque
à ses engagements conclus dans un accord de libre-échange. Ce Règlement des
Différends entre Investisseurs et Etats est bien évidemment la partie la plus
importante du Grand Marché Transatlantique pour les lobbys des multinationales. La
chambre de commerce des Etats-Unis l'a affirmé très clairement dans une déclaration
de 2013 sur le Grand Marché Transatlantique : 
 
 « Alors que certains insistent pour que le Règlement des Différends entre
Investisseurs et Etats ne soit pas inclus dans le Grand Marché Transatlantique
connaissant le respect de l'état de droit par les Etats-Unis et l'Union Européenne,
la chambre de commerce des Etats-Unis insiste pour que les Etats-Unis et l'Union
Européenne incluent cette clause. » 
 
Est-ce différent de la perspective des hommes et femmes politiques ? Le commissaire
européen pour le commerce Karel De Gucht paraît rassurant : 
 
« Les gouvernements doivent toujours être libres de réglementer pour pouvoir 
protéger les gens et l'environnement, » 
 
aurait-il dit dans un communiqué de presse en janvier 2014. Cependant, comme
d'habitude lorsque de tels personnages disent quelque chose qui paraît agréable,
la partie importante se trouve après le « mais. » Ainsi De Gucht poursuit : 
 
« Mais ils doivent aussi trouver le juste équilibre et traiter les investisseurs de 
façon équitable afin de pouvoir attirer les investissements. » 
 

En fait, un Règlement des Différends entre Investisseurs et Etats peut survenir 
chaque fois qu'une nouvelle réglementation impacte l'activité d'un investisseur 
étranger dans un pays d'accueil. C'est ce qui est arrivé par exemple lorsque Philip 
Morris a intenté un Règlement des Différends entre Investisseurs et Etats contre la 
loi anti-tabac en Australie. Sommes-nous censés croire que le Grand Marché 
Transatlantique va améliorer la santé publique ? 
 
Un autre exemple de Règlement des Différends entre Investisseurs et Etats est le 
procès intenté par Chevron contre l'Equateur. Chevron a été déclaré coupable, par 
les tribunaux équatoriens, d'avoir déversé des eaux polluées dans des fleuves 
amazoniens, causant une augmentation des taux de cancers. Chevron a donc intenté 
un procès en Règlement des Différends entre Investisseurs et Etats contre 
l'Equateur, qui a ordonné au gouvernement équatorien de suspendre l'affaire 
jusqu'à la décision du tribunal chargé du Règlement des Différends entre 
Investisseurs et Etats. Sommes-nous censés croire que le Grand Marché 
Transatlantique va améliorer la protection de l'environnement ? 
 
Un dernier exemple de Règlement des Différends entre Investisseurs et Etats est 
l'attaque de la multinationale française Véolia contre l'Egypte en raison de 
l'augmentation du salaire minimum égyptien. Sommes-nous censés croire que le 
Grand Marché Transatlantique va améliorer les conditions de travail ? 
 
En théorie, le Grand Marché Transatlantique signifie qu'aucun progrès social ou 
écologique ne pourra jamais être réalisé lorsqu'un investisseur étranger est 
impliqué. Dans ce cas, nous pouvons faire confiance aux investisseurs pour 
pousser aussi loin que possible pour que la pratique suive la théorie.
 
Il y a seize ans, un traité précédent ressemblant au Grand Marché Transatlantique, 
l'Accord Multilatéral sur l'Investissement (AMI), a été retiré après des 
protestations publiques de masse. La version 2014 est une autre tentative et elle
devrait également être stoppée.
 
 
Traduction d'un article d'Alexis Merlaud intitulé "Vers une déclaration universelle 
des droits des entreprises" paru dans l'édition de juin 2014 du journal 
« Industrial Worker » du syndicat des Industrial Workers of the Worl (IWW) fondé 
aux Etats-Unis en 1905. 
 
*taffetas viendrait d'un mot persan (« taftâ ») désignant « ce qui est tissé »